Michel SERRES : la nécessité d’inventer d’inimaginables nouveautés en pédagogie !

Le philosophe Michel Serres nous a quitté, lui qui nous a tant appris sur la vie, les arts et les sciences. Un domaine l’a intéressé en particulier durant ses dernières années de réflexion : l’éducation.

Quelle est son analyse et la grande leçon dans ce domaine pour le philosophe ? 

Dans son discours Petite Poucette : Les nouveaux défis de l’éducation qu’il prononce lors d’une séance solennelle du 1er mars 2011, il nous livre en premier lieu un état des lieux : tout comme Edgar Morin, un changement de civilisation génère un autre corps, une autre connaissance et autre rapport au monde pour le « nouvel écolier ». Michel Serres observe que « ce nouvel écolier, cette jeune étudiante n’a jamais vu veau, vache, cochon ni couvée. En 1900, la majorité des humains, sur la planète, s’occupaient de labourage et de pâturage ; en 2010, la France, comme les pays analogues au nôtre, ne compte plus qu’1 % de paysans. Sans doute faut-il voir là une des plus immenses ruptures de l’histoire, depuis le néolithique. Celle ou celui que je vous présente ne vit plus en compagnie des vivants, n’habite plus la même Terre, n’a donc plus le même rapport au monde ». Il souligne : « Ils sont formatés par les médias, diffusés par des adultes qui ont méticuleusement détruit leur faculté d’attention en réduisant la durée des images à sept secondes et le temps des réponses aux questions à quinze secondes, chiffres officiels ; dont le mot le plus répété est ‘mort’ et l’image la plus reprise celle des cadavres ».

Habiter un nouveau monde…virtuel

Pour Michel Serres, nos enfants aujourd’hui « habitent donc le virtuel. Les sciences cognitives montrent que l’usage de la toile, lecture ou écriture au pouce des messages, consultation de Wikipedia ou de Facebook, n’excitent pas les mêmes neurones ni les mêmes zones corticales que l’usage du livre, de l’ardoise ou du cahier. Ils peuvent manipuler plusieurs informations à la fois. Ils ne connaissent ni n’intègrent ni ne synthétisent comme leurs ascendants. Ils n’ont plus la même tête. Ils n’habitent plus le même espace. Sans que nous nous en apercevions, un nouvel humain est né, pendant un intervalle bref, celui qui nous sépare de la Seconde Guerre mondiale ». De fait, le philosophe qui est également grand-père appuie sa démonstration : « il ou elle écrit autrement. Pour l’observer, avec admiration, envoyer, plus rapidement que je ne saurai jamais le faire de mes doigts gourds, envoyer, dis-je, des SMS avec les deux pouces, je les ai baptisés, avec la plus grande tendresse que puisse exprimer un grand-père, Petite Poucette et Petit Poucet. Voilà leur nom, plus joli que le vieux mot, pseudo-savant, de dactylo. N’ayant plus la même tête que celle de ses parents, il ou elle connaît autrement. »

Mais comme « un atome sans valence, Petite Poucette est toute nue. Nous, adultes, n’avons inventé aucun lien social nouveau. De même donc que la pédagogie fut inventée (paideia) par les Grecs, au moment de l’invention et de la propagation de l’écriture ; de même qu’elle se transforma quand émergea l’imprimerie, à la Renaissance ; de même, la pédagogie change totalement avec les nouvelles technologies. »

Alors… que faire une fois cet état des lieux posé ? 

Puisque « l’apprentissage est métissage » comme il le rappelle dans son Tiers-instruit (1992), il n’y a qu’une seule chose à faire : « Face à ces mutations, sans doute convient-il d’inventer d’inimaginables nouveautés, hors les cadres désuets qui formatent encore nos conduites et nos projets. Nos institutions luisent d’un éclat qui ressemble, aujourd’hui, à celui des constellations dont l’astrophysique nous apprit jadis qu’elles étaient mortes déjà depuis longtemps. ». Ce n’est pas sans rappeler Maria Montessori qui en 1949 conclut une de ses conférences par : « nous avons étudié les moyens d’harmoniser les rapports entre enfants et adultes et nous avons beaucoup appris, mais il reste encore beaucoup à apprendre et à faire. »